domingo, 30 de noviembre de 2014

Exode







Exode (1)




“Je n'en ai pas besoin, le voyage est si long que je
devrai mourir de faim si je ne trouve rien en chemin.
Il n'y a pas de provisions qui puissent me sauver.
Par bonheur, cest un voyage vraiment immense.“

Joumal, février 1921,
Franz Kaflca


  Nous sommes perdus. Ce fut une longue journée de pluie qui nous rendit l'avancée dans les rues diflicile. Nous n'avions avec nous que quelques bagages, sauvés de nos tanières. Nous étions nombreux, mais l'histoire ne variait jamais: par où que nous commencions, les récits finissaient par se ressembler, de plus en plus, puis au mot près, à la ligne près.
  Je somnole de temps à autre et quand je me Réveille, j'ai envie de parler, sans savoir avec qui. J'ai des choses à confesser, mais l'état dans lequel je suis ne me permet pas de tenter davantage que quelques syllabes; je me sens empêché d'avoir d'autres pensées. Eux doivent être la proie de similaires restrictions. Nous souffrons de cela comme si la condition humaine ne nous concernait pas; tout ce qui se produit semble extérieur à nous, hors de notre contrôle.
Nous aurons beau nous appliquer à trouver une explication supérieure à celle que nous avons, c'est un autre sujet, et rien de ce que nous essaierons ne changera la vérité. Au fond de nous, nous savons que si cette justification ne résidait pas dans les livres, nous l'avions au moins entendue lors d'une représentation théâtrale, vue dans un film ou lue sur un communiqué de presse.
  Nous n"avons pas encore eu Fopportunité de débattre de la manière dont elle émergea, sur ce qui généra cette scène, mais nous sentons que des heures, il y en aura plus qu'assez pour délibérer sur ces questions. Ce n'est pourtant pas le moment; un jour viendra et nous serons moins nombreux. Les mois froids, avec le vent qui nous glace le nez et cette nourriture qui nous donne le hoquet feront le reste, sans que notre volonté torde la fatalité sur laquelle glisse aujourd'hui notre existence.

  J'eternuai toute l'après-midi, d'autres autour de moi aussi. Étrangement, sans nous connaître, nous nous saluions avec affection; des chiens qui remuent la queue sur un terrain vague, qui repoussent le danger et se couchent les uns contre les autres pour conserver la chaleur. Est-ce cette immense afiction qui nous incite à tisser des liens avec des inconnus?


  À I'avenir, si nous relevons le front, ce ne sera plus par fierté, ni à cause de vieilles habitudes. Peut-être à partir de demain, transformerons-nous ce passé, ses symboles et ses gestes, et le souvenir d'aujourd'hui ne sera-t-il qu'un souvenir de plus. Nous aurions dû nous être préparés à cela. Ce qui arriva, nous le pressentions depuis des années; les magazines et les journaux annonçaient les changements, nous les entendions, nous avions le loisir de nous en faire une idée, mais nous espérions que ce funeste destin se diluerait, telle de la liqueur dans le sang.
  Maintenant, il est trop tard. En réalité, il était trop tard dès le moment où la télévision fit son apparition. Avec elle, le temps se précipita, le chemin conduisit droit vers un vaste précipice. Je l'avais annoncé lors d'une réunion entre amis. Elles, elles n`étaient pas là, elles étaient restées chez elles, près du feu; elles avaient des livres, leurs propres livres, des cahiers, des notes. Elles avaient eommencé à lire bien longtemps auparavant. Après les journées de travail, certes elles s`allongeaient toujours auprès de nous pour se reposer, mais elles ne serraient plus nos corps dans leurs bras comme autrefois.


  Peu significatif est ce récit; il s'agit surtout de parler de l'hier, d'une succession de faits qui se sont déclenchés et de ceux dont le retour à un point où une telle situation était inimaginable. Elles nous ont jetés dehors, l'une après l'autre, elles nous ont expulsés de leurs foyers. Elles ne supportaient plus nos mots, nos cris, notre mauvaise humeur, ells ne supportaicnt plus ces habitudes qui, un jour, nous avaient hissés au rang de majesté. Elles ont gardé ce qui était à tous les deux. À présent, nous cherchons un asile. Leurs ls partent à nos côtés. Elles craignirent qu'en grandissant, ils deviennent comme nous et, pour éviter cela, elles les ont contraints à aller auprès de leurs pères, de leurs frères aînés, des grands-pères, qui restèrent, tous ceux qui demeurent cachés dans une chambre étroite. Elles les ont éloignés d'elles. Nous ne considérons pas que cela soit correct, mais nous devons le respecter; elles ont le pouvoir, et elles n'hésitent pas à en user, elles n'ont jamais hésité avant.


Palerme, Janvier 1994 


(1) Traduction de l’espagnol (Argentine): Anaïs Thomas et Meghan Ace (Université de Poitiers)




1 comentario:

  1. Écriture précise comme une chirurgie sociale qui découpe des nouveaux champs de compréhension. Thème rare : comment se vit la lucidité et son futur. Avec conclusion possible que les êtres lucides vivent toute l’Humanité. Mais qu'ils paraissent moins nombreux, encerclés de "nodividus" de plus en plus automatiques qui ne savent plus grand chose de la vie réelle. Alors ? Texte donc à aider à diffusion. A vos gratuités !!!

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