Exode (1)
“Je n'en ai pas
besoin, le voyage est si long que je
devrai mourir de faim
si je ne trouve rien en chemin.
Il n'y a pas de
provisions qui puissent me sauver.
Par bonheur, cest un voyage vraiment immense.“
Joumal, février 1921,
Franz
Kaflca
Nous sommes
perdus. Ce fut une longue journée de pluie qui nous rendit l'avancée dans les
rues diflicile. Nous n'avions avec nous que quelques bagages, sauvés de nos
tanières. Nous étions nombreux, mais l'histoire ne variait jamais: par où que nous
commencions, les récits finissaient par se ressembler, de plus en plus, puis au
mot près, à la ligne près.
Je somnole de temps à autre et quand je me Réveille,
j'ai envie de parler,
sans savoir avec qui. J'ai des choses à confesser, mais l'état dans lequel
je suis ne me permet pas de tenter davantage que quelques
syllabes; je me sens empêché d'avoir d'autres pensées. Eux doivent être la
proie de similaires
restrictions. Nous souffrons de cela comme si la condition humaine ne nous concernait pas;
tout ce qui se produit semble extérieur à nous,
hors de notre contrôle.
Nous aurons
beau nous appliquer à trouver une explication supérieure à celle que nous
avons, c'est un autre sujet, et rien de ce que nous essaierons ne changera la
vérité. Au fond de nous, nous savons que si cette justification ne résidait pas
dans les livres, nous l'avions au moins entendue lors d'une représentation
théâtrale, vue dans un film ou lue sur un communiqué de presse.
Nous n"avons
pas encore eu Fopportunité de débattre de la manière dont elle émergea, sur ce qui
généra cette scène, mais nous sentons que des heures, il y en aura plus
qu'assez pour délibérer sur ces questions. Ce n'est pourtant pas le moment; un
jour viendra et nous serons moins nombreux. Les mois froids, avec le vent qui nous glace le nez
et cette nourriture qui nous donne le hoquet feront le reste, sans que notre
volonté torde la fatalité sur laquelle glisse aujourd'hui notre existence.
J'eternuai toute l'après-midi, d'autres autour de moi aussi. Étrangement,
sans nous connaître, nous nous saluions avec affection; des chiens qui remuent
la queue sur un terrain vague, qui repoussent le danger et se couchent les uns contre les
autres pour conserver la chaleur. Est-ce cette immense affliction qui nous incite à tisser des liens avec des
inconnus?
À I'avenir, si
nous relevons le front, ce ne sera plus par fierté, ni à cause de vieilles
habitudes. Peut-être à partir de demain, transformerons-nous ce passé, ses
symboles et ses gestes, et le souvenir d'aujourd'hui ne sera-t-il qu'un
souvenir de plus. Nous aurions dû nous être préparés à cela. Ce qui arriva,
nous le pressentions depuis des années; les magazines et les journaux
annonçaient les changements, nous les entendions, nous avions le loisir de nous
en faire une idée, mais nous espérions que ce funeste destin se diluerait,
telle de la liqueur dans le sang.
Maintenant, il est trop tard. En
réalité, il était trop tard dès le moment où la télévision fit son apparition.
Avec elle, le temps se précipita, le chemin conduisit droit vers un vaste
précipice. Je l'avais annoncé lors
d'une réunion entre amis. Elles, elles n`étaient pas là, elles étaient restées
chez elles, près du feu; elles avaient des livres, leurs propres livres, des
cahiers, des notes. Elles avaient eommencé à lire bien longtemps auparavant.
Après les journées de travail, certes elles s`allongeaient toujours auprès de
nous pour se reposer, mais elles ne serraient plus nos corps dans leurs bras
comme autrefois.
Peu significatif
est ce récit; il s'agit surtout de parler de l'hier, d'une succession de faits
qui se sont déclenchés et de ceux dont le retour à un point où une telle
situation était inimaginable. Elles nous ont jetés dehors, l'une après l'autre, elles nous ont expulsés
de leurs foyers. Elles ne supportaient plus nos mots, nos cris, notre mauvaise
humeur, ells ne supportaicnt plus ces habitudes qui, un jour, nous avaient
hissés au rang de majesté. Elles ont gardé ce qui était à tous les deux. À
présent, nous cherchons un asile. Leurs fils partent à nos côtés. Elles craignirent qu'en
grandissant, ils deviennent comme nous et, pour éviter cela, elles les ont contraints
à aller auprès de leurs pères, de leurs frères aînés, des grands-pères, qui
restèrent, tous ceux qui demeurent cachés dans une chambre étroite. Elles les
ont éloignés d'elles. Nous ne considérons pas que cela soit correct, mais nous devons
le respecter; elles ont le pouvoir, et elles n'hésitent pas à en user, elles
n'ont jamais hésité avant.
Palerme, Janvier 1994
(1) Traduction de l’espagnol (Argentine): Anaïs Thomas et Meghan Ace (Université de
Poitiers)